Lucy tira inconsciemment son capuchon par dessus son visage, puis laissa échapper un petit soupir de soulagement quand elle aperçu enfin la place du marché. La jeune femme était arrivée la veille au soir à Assecia, et avait jugé bon de s'établir pour une nuit dans la première auberge qui croiserait son chemin pour ne pas avoir à faire la rencontre de personnes mal avisées. Elle aurait été ravie d'aller revoir son frère à la forge, après avoir passé tant de temps à voyager loin de lui. Il lui manquait terriblement, certes. Mais se balader seule dans les rues un soir de printemps, sachant qu'on est une femme, était fortement déconseillé. La jeune femme avait beaucoup de défauts, mais l'imprudence n'en faisait pas partie.

Un petit sourire s'étendit sur ses lèvres quand elle aperçu la foule condensée qui se pressait auprès des différents stands avec une vivacité bien apparente. Ici, elle apercevait un vieil homme qui respirait les milles et une senteurs des épices, et là, un petit garçon qui s'enfuyait en courant, après avoir volé une pomme. Les années pouvaient avoir passé, mais rien n'avait changé ici, ce qui était plutôt rassurant.

Face à cela, Lucy haussa les épaules. Pourquoi ne pas faire un petit détour par le marché, avant d'aller à la forge ? Elle ôta son capuchon en entrant au cœur même du marché, et passa son sac en bandoulière devant elle, pour l'avoir bien en vue au cas où quelques voleurs seraient tentés de s'approprier de son contenu, bien qu'ils n'y trouveraient rien de bien intéressant.

Déambulant pensivement le long des différents stands, l'étalage d'un boulanger retint toutefois son attention, par les merveilleuses senteurs du pain chaud qui s'y dégageaient. Son estomac vide protesta vigoureusement, mais après avoir fouillé quelques instants dans sa bourse, Lucy fut contrainte d'admettre qu'elle était vide.

Elle n'a jamais vraiment été bien pleine, grommela-t-elle intérieurement.

La jeune femme passa donc son chemin, étant fort habituée à supporter la faim. Pensive, elle remarqua soudain qu'entre deux étalages, il y avait un espace vide, surement à cause d'un vendeur qui avait dû plier bagages.

Pourquoi pas... Finalement, je vais peut-être pouvoir me le prendre, ce pain, songea t-elle, un sourire en coin.

Alors, elle posa son sac au sol, et ôta sa grande veste. Simplement vêtue d'un pantalon de toile couleur boue et d'une chemise blanche, le tout ceint d'une ceinture de cuir, elle attacha ses cheveux blonds en un chignon grossier, ne voulant pas par la suite se transformer en torche vivante. Quelques passants curieux lui jetaient un regard, mais aucun ne s'était arrêté pour le moment.

Patience, pensa-t-elle en fouillant dans son sac, et en y sortant cinq torches éteintes.

Pendant qu'elle préparait son matériel, Lucy n'avait pas remarqué que deux visages familiers l'observaient avec un mélange d'étonnement et de soulagement, à travers la foule...

La journée était vide, rien ne se passait, personne ne venait, le Jardin d'Eden ferma bien rapidement ses portes au début de cet après-midi là. Par cette chaleur caniculaire qui annonçait l'arrivée précipitée d'un orage, la jeune femme musardait le long des étalages du marché, place vivante d'Assecia. Chaque jour, ce lieu accueillait des centaines et des centaines d'individus provenant de toute part du continent avec espoir de vendre leurs marchandises exotiques à quelques intéressés de passage. Ainsi déambulait une masse gouillante de personnes qui s'affairaient autour de leur activité journalière, indifférentes à ceux qui les entouraient. Quelques enfants jouaient ici et là, passaient en bousculant les chalands de leur passage, lorsque ceux-là ne s'écartaient pas assez prestement. Les pirates fictifs de leur imagination n'attendaient pas qu'on leur cède la place, surtout s'ils étaient poursuivis par des corsaires. Des cris de guerre plein d'enthousiame s'élevaient alors dans l'atmosphère, au milieu des beuglements sourds des commerçants.

Edel se sentit brusquement perdue au milieu de toute cette agitation. Ce n'était pas la première fois qu'elle venait au marché, mais la chaleur du temps et l'effervescence particulier du milieu lui fit perdre tout repère. La jeune femme tenta vainement d'émerger de cette marée humaine, effort stérile de résultat puisqu'elle n'en fut qu'emportée ailleurs. Elle se laissa alors voguer, ballotée parmi les passants. Le ciel commençait à se charger de sombres nuages, lourds d'une impatiente pluie. Quand elle fut arrivée dans les quartiers plus calmes, la jeune femme s'extirpa de la populace, non sans un grand soupir de soulagement. Son errance avait duré plus longtemps que prévu, mais qu'importe, la journée était loin d'être finie et elle comptait bien profiter des derniers instants de liberté qu'il lui restait avant que l'averse ne s'abbatte sur la ville, tel un déluge en pleine mer. Edelweiss continua son vagabondage au milieu des échoppes, s'émerveillant devant la si grande diversité des produits proposés. Parfois, elle retenait un sourire narquois ou un juron lorsqu'elle voyait les prix exorbitants de certaines marchandises, de peur de vexer le commençant. Elle aussi en était une, pourtant, la qualité du sercice primait d'avantage que le tarif de celui-ci. Et cela lui assurait une clientèle fidèle et régulière.

Des torches enflammées attirèrent son attention. Elles volaient dans le ciel tels de gracieux oiseaux, puissants et légèrs, des rapaces plongeant sur leurs proies. Une vertueuse valse fascinante. Autour de ce tableau, plusieurs spectateurs s'étaient déjà réunis attirés comme un papillon devant la lueur d'une bougie. Curieuse, Edelweiss s'approcha à son tour. L'origine ? Une jeune femme, à peine plus âgée qu'elle. Elle maniait son art d'une dextérité prodigieuse. Plus que de la jonglerie, elle dansait avec ses flambeaux. La foule, muette d'admiration, retenait leur souffle de peur de briser la magie de quelques instants. Emerveillée, Edelweiss s'avança, déposa dans le sac de la saltimbanque une douzaine de pièces d'or, puis recula de quelques pas.

"Elle le mérite bien..." se dit-elle.

Elle savait que la vie de ses artistes n'étaient pas toujours facile, ils vivaient de la générosité des gens parfois trop ingrats. Voyager à longueur de temps, gagner sa vie de son talent... Mais ils y mettaient tous une telle ferveur que l'on ne pouvait qu'être ému et touché par les sentiments qu'ils y mettaient. La jeunesse de la jongleuse fit naître en la fleuriste une infime complicité avec cette dernière, et qui ne demandait qu'à être renforcée. Elle lui sourit avec sympathie, mais craint de déconcentrer la jeune femme. La lueur du feu jouait dans la chevelure de la saltimbanque, des reflets roux ondulaient le long de ses cheveux or.

De fines volutes de nuages voletaient auprès des hauts clochers de la place du marché, tels d’épais cotons duveteux. Ils allaient çà et là, s’effilochant comme de fins voiles de nacre, et s’envolaient, portés par le vent. Le ciel demeurait d’un blanc d’ivoire, tellement pur et lumineux, qu’il en faisait mal aux yeux si on le fixait trop longtemps. Quelques rayons de soleils malades transperçaient le ciel, mais ce dernier allait bientôt disparaître, se dit Lucy. De par les voyages qu’elle avait effectués, la jeune artiste savait reconnaître une atmosphère orageuse, et aujourd’hui justement, s’en était une. Dans quinze minutes, tout au plus, la saltimbanque savait qu’une averse allait s’abattre, et cela la décourageait quelque peu. Quoi de mieux pour faire fuir les spectateurs qu’une bonne averse orageuse ? Tout en maudissant intérieurement le mauvais temps, Lucy prit l’initiative de commencer son spectacle. La jeune femme s’empara de ses cinq torches d’un geste rapide, et se racla bruyamment la gorge pour s’annoncer au public. Les quelques vingtaines de personnes présentes stoppèrent leurs conversations, à sa grande satisfaction. Elle trempa les torches dans de l’huile inflammable, s’empara de deux petites pierres spéciales qu’elle gardait toujours avec elle. Lucy les frotta l’une contre l’autre, et de petites étincelles naquirent à leurs extrémités. Attirés par l’inflammabilité de l’huile imbibée sur les torches, ces dernières s’enflammèrent instantanément, créant chez son public une légère réaction de surprise. Lâchant les pierres un peu plus loin, elle s’éloigna de quelques pas, et commença alors à lancer, et à faire tournoyer ses torches. Au fur et à mesure qu’elles montaient de plus en plus haut dans le ciel, Lucy se senti déchargée de tous ses problèmes, comme s’ils s’envolaient au loin. L’artiste les fit danser, tournoyer de plus en plus vite, pour atteindre une vitesse vertigineuse. Il n’y avait plus de doutes, la jeune femme se sentait dans son élément. Elle avait l’impression, parfois, d’avoir le pouvoir de contrôler le feu et les flammes. Peut-être y arriverait-elle, se dit-elle en esquissant un sourire sarcastique… Un jour.

Pour surprendre les spectateurs, Lucy fit mine d’avoir manqué un instant d’attention, et feignit d’avoir raté au vol une de ses torches. Sous le cri étonné et légèrement horrifié du public, la jeune fille lança ses torches une à une dans un sceau d’eau situé à quelques mètres d’elle, et s’inclina sous les quelques applaudissement qui s’élevèrent. Peu à peu, quelques personnes s’avancèrent et déposèrent quelques pièces dans sa besace, que Lucy s’empressa de remercier timidement. Elle remarqua parmi eux une jeune fille, semblant avoir le même âge qu’elle. Elle la vit déposer d’un geste qui se voulait à la fois timide, mais également émerveillé une dizaine de pièces d’or, au grand étonnement de l’artiste. Lucy la remercia d’une voix timide, et en l’observant de plus près, elle remarqua qu’elle venait sans doute d’un milieu aisé, contrairement à elle. Lucy se fit la réflexion qu’elle aurait bien aimé faire connaissance avec cette jeune fille si généreuse avec elle. Mais accepterait-elle de parler avec une saltimbanque ?

Observant soudainement le ciel, Lucy vit que la tempête qu’elle redoutait risquait d’éclater à tout moment. Elle sortit donc d’un geste mécanique de son sac une crème faite à base de plantes, qui était très utile lorsqu’elle voulait se protéger des flammes, et s’en étala sur les mains.

Elle vit la jeune fille lui lancer un regard interrogatif, mais Lucy se contenta de sourire. L’artiste reprit ses pierres, et les frotta de nouveau l’une contre l’autre afin d’y faire naître des étincelles, qui cette fois… Se logèrent dans ses mains. De petites flammelettes dansèrent au creux de ses paumes, qui s’agrandirent quand Lucy y souffla à l’intérieur.
Attendant la réaction de son publique, la saltimbanque se contenta de contrôler le feu ardent de ses mains, ignorant la douleur de la brulure sur sa peau.

Les nuages s’agglutinaient de plus en plus au dessus d'Assecia et ammenaient avec eux le grondement sourd du tonnerre. La lumière décroissait dans les rues, la pénombre s'emparait du marché, et l'arrivée d'un orage sur la capitale n'était plus qu'une question de temps. Dans la mi-obscurité qui enveloppait un petit groupe de personnes venues admirer le spectable d'une jeune artiste des rues, les couleurs diaprées de ses flammes dansaient sur les parois glacées de la chaussée et se reflétaient dans le regard fasciné de la foule, éblouie. La jeune saltimbalque dansait avec le feu, faisait de lui son complice, son ami, son amant. Cette affinité si particulière qui les liait dans une valse intime. Peut être qu'Edel avait-elle passé plus de temps à observer le talent de cette jeune femme qu'elle n'en remarqua pas les menaces grondantes du ciel ? Ou peut être préféra-t-elle les ignorer ? Quoiqu'il en soit, elle se sentait étrangement proche de cette personne et cela la troublait.

Edelweiss applaudit à tout rompre lorsque l'artiste termina son tour. Un sourire de satisfaction s'étira sur ses lèvres. Elle s'apprêtait à s'avancer pour féliciter la jeune femme de son travail, lorsque, brusquement, les nues déchargèrent leur fardeau sur la ville dans un grondement assourdissant, délaissant sur les passants une averse torrentielle. La panique s'empara de la foule qui s'éparpilla dans la confusion et la discordance les plus totales. Prise au dépourvu, la fleurista tenta vainement de se mettre à l'abri mais les ombres du rideau de pluie l'empêchaient de voir plus loin que quelques mètres en avant. Grommelant contre le temps, elle se chercha rapidement un abri, quand soudainement ...

BAM !

Elle glissa sur les pavés mouillés et cracha un juron.

Lucy n'avait rien vu venir.

Quelques minutes auparavant à peine, elle était encore en compagnie de son public et de ses flammes. Elle dansait en leur compagnie, encore et encore, sans jamais cesser de faire tournoyer gracieusement ses torches. La saltimbanque avait eu la drôle d’impression de ne plus pouvoir s’arrêter de jongler et dompter le feu, comme si cela lui était nécessaire pour vivre. D’ailleurs, il n’y avait pas de « comme si » qui tenait. Ça lui était nécessaire pour vivre. Depuis que cette passion du spectacle était née en elle, cela lui était impossible de s’en passer, ou bien d’arrêter.
Mais quand elle ne parvint plus à lever les bras assez haut pour rattraper ses torches tant elle avait de crampes, elle finit par s’incliner devant la petite foule qui s’était formée. Lucy fut touchée de recevoir tant d’applaudissements, et finit par s’éclipser en emportant ses affaires avec elle... quand tout à coup, une averse s’abattit. Tandis qu’un éclair déchira le ciel grisâtre, la jeune femme se couvrit de son capuchon, même si cela ne lui servait à rien, puisque tous ses vêtements étaient déjà trempés. Suivant la foule condensée qui semblait fuir rapidement la pluie, Lucy fit attention à ne pas glisser sur les pavés.

Elle choisit finalement de s’abriter sous de grandes arcades, attendant que la pluie se fasse moins dense ou du moins, que la plus grande partie de la foule se soit dissipée.

Quand tout à coup, un gros « BAM » sonore la fit sursauter. Quand elle se retourna, elle découvrit une jeune femme au allongée au sol, qui avait sûrement du glisser. Elle accourut, et découvrit encore une fois la jeune fille aux cheveux noisette, qui avait été tant généreuse avec elle lors de sa représentation. Puisqu’elle semblait en difficulté, Lucy lui tendit la main, et l’aida à se relever.

– N’avez-vous rien de cassé, mademoiselle ? lui demanda-t-elle, le ton inquiet de sa voix apparaissant légèrement.