Butchlet se tenait dans la grande chambre, le visage détendu. Il fixait avec insistance le port d'Assecia qui disparaissait sous un voile de pluie et dans l'obscurité qui tombait progressivement. Un éclair zébra le ciel avant de se confondre en un grondement lointaine qui finit par éclater avec fracas. Le commandant de la fière frégate ne put empêcher de réprouver un baîllement. Il n'était pas très tard mais la journée avait passablement épuisé Butchlet. Les achats à l'Orient, le retour avec la paperasse à signer, l'entretien avec son nouveau second... Toutes ses péripéties avaient épuisées notre ami. Butchlet bailla à s'en décrocher la mâchoire, il se massa les yeux et enleva son manteau de marine. Il avait envie de se coucher et de profiter d'un sommeil réparateur. Il déboucla son ceinturon et le jeta sur son bureau puis s'asseya sur sa couchette. Il entreprit d'enlever ses bottes. Chose faite, il glissa sous la couverture de laine et le drap de coton dans un soupir de complaisance. Il était bien. Il posa tête contre l'édredon et se laissa tomber dans les limbes du sommeil. Cette nuit-là, Butchlet rêva de l'attaque du pirate contre son navire de la Compagnie des Contrées Orientales qu'était la Sally...


La Sally voguait vers l'Orient depuis plusieurs jours. Le lourd navire aux flancs arrondis avait quitté son port d'attache près de deux semaines plus tôt. Le vent adonnait bien et le vaisseau marchand traçait paisiblement sa route aux milieux des flots. La Sally était commandé par le commandant Jonas Blackwarth, un marin reconnu dans la Compagnie et un vétéran de la Marine Impériale. C'était un homme droit qui avait appris beaucoup de choses à son troisième-lieutenant, le jeune Butchlet Henry Taylor, notamment le respect des hommes qui servaient à bord des bâtiments du monde entier. Du moins tant qu'ils n'étaient pas considérés comme des ennemis de la couronne impériale... Butchlet était sur la dunette et se tenait près du maître-pilote. Le commandant se trouvait dans sa cabine à vérifier leur cap par rapport aux terres qu'appercevait la vigie dans le bâbord.

Tout se passait donc pour le mieux. Les navires de la Compagnie récupéraient souvent les meilleurs hommes de l'Empire en temps de paix. Et c'était le cas de la Sally qui disposait d'un équipage amariné, discipliné et expérimenté. La cargaison du vaisseau marchand quant à elle était constituée de coffres remplis de pièces d'or destinées à payer les fournisseurs d'épices installés en Orient. La Sally avait déployé toute sa voile et filait un bon six noeuds. C'était un navire d'élégante conception, peu armée, elle ne disposait que d'une vingtaine de pièces de calibres moyens (18 et 20 livres) dont cependant une impressionnante batterie de sept canons placés à l'arrière sous la forme suivante :


À l'arrière, flottait fièrement le grand pavillon de la Compagnie des Contrées Orientales. Butchlet, en bon troisième lieutenant secondait avec ardeur le second, un certain Jooy d'origine nordique. C'était un homme qui parlait peu sauf pour brailler des ordres mais on disait qu'il n'avait pas hésiter à abattre de sa main un marin qui avait parlé de mutinerie. Un cri tomba de la vigie.

- Voile à bâbord arrière !

Le second se tourna vers Butchlet avec un air décidé.

- Monsieur Taylor, montez dans les hauts, essayez de savoir de quoi il s'agit. Je descends prévenir le...

Inutile, le commandant était monté sur-le-champ. Butchlet attrapa une lunette dans le ratelier et commença à grimper à l'échelle de cordes tandis que le commandant et le second commençaient leurs conjectures à voix basse. Lorsqu'il arriva en haut, Butchlet apperçut la vigie, amusée qu'on lui rendre visite. Monn était un homme plutôt sympathique.

- Bienvenue m'sieur Taylor. Tenez, il est par ici. Ça m'a tout l'air d'être un brick...

Butchlet acquieca et pointa sa lunette. On appercevait effectivement une petite pyramide de voile qui semblait immobile. Et pourtant, il s'agissait comme de la Sally d'un navire avec une âme, une histoire, un commandant, un équipage et un pavillon... Butchlet ne savait pas comment avait fait la vigie pour voir à l'oeil nu ce que le troisième-lieutenant avait du mal à distinguer... C'était bel et bien un brick. Et ses mains se crispèrent lorsque il constata que la pyramide mettait cap sur eux. Le brick était le navire de prédilection des corsaires et autres pirates du coin... Il y avait de grandes chances pour que... Ignorant ses doutes, Butchlet redescendit sur les filets qui vibraient puis sauta sur le pont. Il présenta ses respects au commandant et fit son rapport.

- C'est un brick monsieur, il a mis cap sur nous au moment où il a dû nous apercevoir...

- Merci Taylor...

Le commandant Blackwarth, avec un air préoccupé, se tourna vers son second qui avait tout entendu.

- Des pirates ? demanda Jooy.

- Possible. Faites sonner le branle-bas de combat.

La cloche se mit à résonner et des écoutilles, les hommes sortaient rameutés par le son de la cloche. Chacun s'affairait à son poste. Les canons furent bientôt prêts et les hommes en armes étaient à leurs postes. Le tout avait duré dix minutes.

- Puis-je faire mettre en batterie monsieur ?

- Non. Attendez.

Le commandant scrutait le brick qui serrait le vent au plus près possible. L'attitude du navire inconnu inspirait plutôt à la méfiance. Il pouvait aussi être un messager de la marine... On appercevait sa coque rouge et or qui se reflétait dans le soleil.

- Envoyez les couleurs impériales...

Un quart de minute plus tard, les couleurs de l'Empire montaient au mât de hune. Le brick n'avait pas hissé de pavillon. Butchlet se trouvait en retrait, il continuait d'examiner le brick lui aussi. Il y avait de l'activité. Butchlet saisit plusieurs éclairs sur le navire inconnu. Plusieurs lunettes étaient braquées sur eux mais des lames refléchissaient aussi le soleil. Des lames... Il passa une demie-heure. Le brick était encore à trois encablures. Un pavillon monta au mat du brick. Et tous ceux qui le virent ressentirent la même impression... Le drapeau était noir... Des pirates. À peine le pavillon noir flottait-il en tête du mat qu'un coup de canon résonna. Le tir tomba bien avant en soulevant une gerbe d'eau.

- Coup de réglage... commenta Jooy.

- Mettez en baterie les canons supérieurs arrières et virez de bord de manière à leur présenter notre arrière.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le lourd bâtiment commença à obliquer et serrer le vent lui aussi. Le brick se ruait littéralement sur le vaisseau marchand.

- Feu ! hurla Blackwarth.

Les trois pièces supérieures arrière ouvrirent le feu une à une. Le brick fut entouré de petites gerbes d'eau. L'arrière de la Sally fut enfumé puis les volutes grises se dissipèrent pour laisser voir un brick se rapprochant toujours plus.

- Tonnerre... Il file au moins un bon quinze noeuds l'ordure...

En effet, le brick n'était plus qu'à une encablure du Sally. Le commandant ordonna de sa voix tonante.

- Mettez en batterie les canons inférieurs, feu à volonté !

Aussitôt, les quatre canons arrières restant apparurent tandis que les écoutilles se relevaient. De nouveau, les canons tonnèrent et un cri de joie salua une gerbe de bois à l'avant du brick. Ils avaient touchés. Une autre détonation gronda comme un coup de tonnerre et un nuage blanc enveloppa un court instant le brick qui grimpait sur une lame avant de redescendre dans une gerbe d'embruns. Butchlet vit un trou apparaître dans la grande voile. Le boulet tomba un peu plus loin devant la Sally. Il pointa sa lunette sur l'avant du brick où luisait le nom du navire en lettres blanches : White Storm. Le brick du fameux pirate Brent Downjones. Recherché mort ou vif par la Marine Impériale pour avoir attaquer soixante navires de sa Majesté l'Empereur. Ex-corsaire impérial, Downjones avait décidé de faire cavalier seul après avoir pris un galion chargé d'or. Butchlet fixait encore ce brick qui ne devait être plus qu'à une encablure. Blackwarth ordonna alors à Butchlet :

- Monsieur Taylor ! Dites à la batterie arrière de préparer un tir groupé. Faites taire les canons et faites les tirer tous en même temps sur mon ordre !

- Monsieur, c'est le White Storm...



- Oui j'ai vu. Allez-y !

Butchlet acquieça, toucha son chapeau pour saluer et courut vers les profondeurs du navire. Il arriva sous la cabine du commandant où se trouvaient les canons de la batterie suppérieure arrière. Les hommes étaient torse nu et leur visage, comme leur corps, était couvert de suie. Une trappe permettait d'accéder à la batterire inférieure ce qui était résolumment pratique. Butchlet ouvrit la trappe et cria suffisamment fort pour que les deux batteries l'entendent :

- CESSEZ LE FEU !!

Une fois que les officiers canonniers furent tournés vers lui, il expliqua :

- On va tirer en bordée, chargez vos pièces à double charge ! Et avec de la mitraille pour faire bonne mesure.

Les servants des pièces, avec un sourire cruel s'activèrent bien vite à charger leurs canons sous les ordres de Butchlet se demandaient souvent comment il réagirait si on son univers se cantonnait à ce panorama carré contenant la mer et l'ennemi... L'ordre tomba de la dunette et Butchlet le relaya avec force.

- FEU !

Immédiamtement, Butchlet se boucha les oreilles tandis que les sept canons arrières firent feu. À nouveau, trois gerbes d'eau jaillirent autour du pirate mais les quatre autres coups avaient portés dans les oeuvres vives du brick faisant voler cadavres, morceau de bois et autres déchets. Un tonnerre de vivats traversa le navire marchand. Les voiles du pirate étaient criblées de déchirures et le foc s'était détaché par la drisse du mat de misaine et flottait désormais dans le vent comme un gigantesque pavillon blanc.

- M'sieur Taylor ! Le pirate vire !

Butchlet était encore aveuglé par la fumée mais se forca à se maintenir à proximité d'un canon pour regarder au travers de l'écoutille. Et effectivement, le pirate avait infléchi légèrement sa route. C'est au moment où les gueules noires des canons du brick se montrèrent que Butchlet compris. Mais c'était trop tard, le pirate tira toute sa bordée à bout portant avant de se replacer en poursuite. Butchlet ferma les yeux en entendant le craquement des boulets s'enfonçant dans le bois. Il y eut des gémissements mais ils furent vite recouverts par un craquement de fin du monde. La pièce de chasse ennemie tira de nouveau. "BANG !" le boulet avait explosé la cabine du commandant au-dessus d'eux.

- Faites feu à volonté, je pars voir là-haut.

Butchlet s'élança vers le pont. Lorsqu'il arriva à l'air libre, il émergea au milieu d'un fouilli d'espars, de poulies, de voiles, de manoeuvres, et de cadavres mutilées. Butchlet eut un haut-le-coeur et leva les yeux. Le mat de hune s'était abatu en plein travers de la Sally qui se trainait désormais avec lenteur. Le mat tombé agissait comme une ancre flottante et les voiles qui étaient parties avec lui faisait cruellement défaut au navire marchand. Butchlet se retourna vers la dunette ravagée par la bordée ennemie. Il n'y avait plus personne, le bordé avait été arraché et le cadavre coupé en deux de Jooy gisait là dans une mare de sang Butchlet cherhait désepérement Blackwarth des yeux. Il souleva un morceau de toile rougi par le sang et le trouva. Il était criblé d'éclits de bois mais ses yeux étaient encore ouverts. En voyant Butchlet arriver, ces yeux furent pris d'une lueur de bonheur.

- Commandant...

Butchlet s'agenouilla avec mille précaution, il invectiva les hommes qui restaient là hagards, comme trop hébêtés pour comprendre que la mort les avait frôlés.

- Capitaine à terre ! Allez me chercher le chirurgien ! Coupez-moi ce mat bande de pleutres ! Amenez-moi la grande voile ! Vous croyez que ça va se faire tout seul ?

- Allons...

Blackwarth murmurait à peine. Le chirurgien du bord arriva avec ses aides. Lorsqu'il vu la mare de sang et l'état du commandant. Il s'agenouilla près du commandant en secouant négativement la tête pour Butchlet.

- J'ai mon compte Taylor... Ghhhh... Je... Vous nomme commandant par intérim... Sauvez-les... Sauv...

Il n'acheva pas sa phrase. Butchlet se releva les larmes aux yeux devant un tel massacre. Les pirates approchaient déjà, bien décidés à faire couler le sang. Les canons s'étaient tus et les balles de mousquets volaient partout.

- Tous les hommes à repousser l'abordage !

Tandis qu'une clameur guerrière s'élevait du brick pirate, les marins de Butchlet sortaient déjà des entrailles de la Sally pour se battre et sauver leurs vies. Les deux navires étaient désormais bord à bord et les grappins volèrent un peu partout tandis que les pirates prenaient pied à bord.

- À moi la Sally !

Butchlet dégaina et se lança dans la mélée. Le sang giclait, on entendait les lames s'entrechoquer, les os se fendre, les gémissements des blessés... Butchlet enfonça sa lame dans le ventre d'un pirate vêtu d'une veste d'officier d'une marine voisine puis il para le coup qu'un pirate vêtu d'un gilet vert lui assena sur l'épaule. Butchlet tenta de lui porter un coup au visage mais l'autre para. D'une feinte bien placée, Butchlet fit un pas sur le côté et se fendit pour porter le coup final dans les côtes du pirate qui s'effondra dans un gargouillement sanguinolent. Un pierrier tira et faucha sept pirates qui s'effondrèrent à leur tour sous la forme d'une bouillie rouges et informes. Butchlet recula et alla chercher les canonniers arrière restés à leur poste.

- Prenez des armes et venez avec moi. On va aborder le pirate.

Une minute après Butchlet suivi d'une vingtaine d'hommes prenait pied sur le pont du pirate ravagé par les tirs de la Sally. Quelques pirates se portèrent à leur rencontre et le combat reprit. Un homme à la peu tané, au visage cruel et portant un étrange chapeau de cuir se dresa devant lui tout en donnant des ordres aux flubstiers. Il était vraissemblablement le capitaine pirate. Il dégaina son sabre d'abordage qui émit un crissement métallique caractéristique d'une arme bien aiguisée. Butchlet déglutit un coup et avança à pas prudents et mesurés vers le pirate qui l'invectiva dans le langage natale de Butchlet.

- Je vais vous répandre vos tripes par terre !

- Faudrait déjà avoir le courage d'avancer Downjones...

En effet, le pirate n'avait pas bougé. Mais réagissant au quart de tour, piqué par la remarque du nouveau commandant, le pirate se jeta sur Butchlet avec haine. Butchlet porta sa lame à la rencontre du sabre du pirate et des étincelles jaillirent entre les deux lames. Par un moulinet, le pirate essaya d'haper la rapière de But' qui se défenda en tentant d'assener un coup à la gorge du pirate qui dû se baisser et reculer de deux pas. Butchlet essaya une feinte, se fit parer, enchaîna sur une botte qui s'avéra bloquée par le fin bretteur qu'était Downjones. Les deux lames restèrent l'une contre l'autre, chacun des commandants essayant de faire ployer l'autre. Butchlet se sentait faiblir, Downjones était très fort. Jurant avec force, Butchlet pris appui sur ses pieds et poussa du mieux qu'il pu, il poussa si fort qu'il menaça de s'étaler sur le pirate qui manqua de tomber lui aussi. Ils reculèrent et au moment où le capitaine pirate tenta de le frapper à la tête, Butchlet se baissa et monta sa rapière pour frapper. Il la senti se frayer un chemin dans la chair, être déviée sur un os qui émit un son rapeux puis ressortir. Il vit du sang couler. Il releva la tête après avoir entendu le sabre d'abordage du pirate tomber au sol et son bras se poser inerte sur l'épaule de Butchlet. Sa rapière avait transpercé de part en part le pirate Downjones. La lame était entré au milieu de la poitrine pour ressortir au niveau de l'omoplate gauche. Le pirate tomba à genoux le regard dans le vide et le nouveau commandant de la Sally enleva sa rapière sans douceur avant de pousser le cadavre d'un coup de pied. Il regarda le cadavre qui se vidait de son sang et releva la tête, les combats avaient cessés. Les pirates survivants s'étaient rendus. D'un geste de rage, Butchlet trancha la drisse du pavillon pirate de sa rapière ensanglatée. Le pavillon noir tomba sur le pont ravagé en soulevant un tonnerre de vivats de la part des hommes de la Sally. Ils avaient perdus près de soixante-dix camarades soit un peu moins de l'équipage de la Sally que composaient 200 fiers marins. Butchlet leva la tête vers la muraille de la Sally, ravagée par les coups de canons des pirates. Là où se tenait auparavant le mat de hune du navire marchand ne restait plus qu'un vide et des cordages accrochés les uns aux autres dans le plus grand désordre. Ses marins criaient de joie en levant le poing pour montrer leur fierté d'avoir mis à terre un des équipages pirates les plus redoutés de l'époque.

Butchlet lui ne souriait pas. Il se sentait exténué, vidé. Il remonta à bord de la Sally où les prisonniers étaient descendus aux fers en attendant leur jugement qui se solderait sans doute par la pendaison. Tel était le sort qui attendait tous les pirates qui s'en prenaient aux bâtiments impériaux. Une fois sur ce qui restait de la dunette, il réuni ce qui restait des officiers de la Sally. Il monta tout le monde de deux grades de façon à ce que les effectifs en officiers soient comblés. Il confia le commandement de la prise à son nouveau troisième-lieutenant qui n'en croyait pas ses oreilles. Après avoir mis à la mer tous les morts avec les honneurs, Butchlet ordonna de faire demi-tour et de faire force de voile vers le port qu'ils avaient quitté dix jours plus tôt...


Butchlet se réveilla en sursaut après un coup de tonnerre plus fort que les autres. Le navire tanguait violemment. La tempête se déchaînait cette nuit encore... Il se leva en restant en accord avec les mouvements de l'Equinoxe et alla se servir un verre de cognac. Une fois qu'il eut vidé le verre, il le reposa sagement dans son coffre qu'il referma. Puis il se recoucha la tête chargée de souvenirs...