Roxanne déambulait à travers les étals du marché, petit silhouette discrète à laquelle on prêtait peu d'attention. Encore un peu étourdie par sa gueule de bois, elle se fit bousculer à plusieurs reprises et marmonna quelques jurons bien peu dignes d'une jeune fille. Enfin elle aperçut le marchand qu'elle cherchait. C'était un gros boulanger jovial et très compatissant. Pendant que sa femme tenait la boutique en ville, il venait vendre du pain frais sur le marché tous les matins et se laissait volontiers attendrir par les gamins affamés qui mendiaient aux coins des rues.

Ce jour là, elle n'avait même pas à faire semblant de quoi que ce soit tellement elle était déjà dans un sale état : crasseuse, dépenaillée, les yeux cernés et le teint verdâtre. Elle n'eut pas besoin d'ouvrir la bouche, se contentant de poser sur le commerçant ses grands yeux lavande et un peu humides d'un air suppliant. Elle maîtrisait ce regard à la perfection et s'en servait sans vergogne lorsqu'elle n'avait pas l'énergie pour le vol à l'étalage. Le gros homme, attendri par cette jolie poupée malgré son aspect repoussant, lui fourra discrètement une miche de pain dorée et croustillante dans les mains et la chassa d'une petite tape sur les fesses.

Elle lui adressa un vague sourire de remerciement et s'éloigna rapidement en l'insultant entre ses dents. Cette manie qu'avaient les hommes de vous reluquer et de vous tripoter à la moindre occasion était absolument répugnante. Elle mordit à belles dents dans le pain et savoura chaque bouchée, gardant même un morceau pour plus tard. Tout en grignotant ainsi ce qui lui tiendrait lieu de principal repas de la journée, elle furetait à droite et à gauche, promenant son regard sur les passants et cherchant les plus susceptibles de ne pas s'apercevoir du vol de leur bourse.

Son déjeuner terminé et le morceau de pain restant soigneusement rangé à l'abri au fond d'une poche cachée dans ses jupes, elle épousseta les miettes sur sa chemise tout en suivant le premier pigeon de la journée. Un jeune gandin poudré qui sentait la cocotte à trois lieues. Armé d'une canne à pommeau d'argent il arpentait les allées tel un seigneur condescendant à frayer avec le bas peuple.

Contournant un étal, elle vint au devant de lui, la tête baissée comme si elle ne regardait pas où elle allait et le percuta de plein fouet. Chacun retomba sur ses fesses, elle sans un bruit, et le crétin avec un couinement de donzelle effarouchée.. Elle bondit sur ses pieds et se confondit en excuses mielleuses tout en l'aidant à se relever et à épousseter ses vêtements visiblement coûteux. Dégouté par l'allure crasseuse de cette fille qu'il prit pour une catin ou une mendiante, le jeune homme se recula vivement avec une moue écoeurée et reprit sa déambulation dindonnesque sans plus se soucier d'elle.

Roxanne le regarda partir avec un petit sourire moqueur tout en tâtant au fond de sa poche la bourse et la grosse chaîne de montre qu'elle lui avait dérobé. Le pigeon ne s'était même pas aperçu qu'elle en avait profité pour le délester de quelques-unes de ses richesses. De toute façon, ça n'avait probablement pas grande valeur pour lui alors qu'il se pavanait dans des brocards et des soieries chamarrés. La récolte suffirait pour ce matin, inutile de tenter le diable alors qu'elle n'était pas au mieux de sa forme. Elle n'avait aucune envie de se retrouver en prison ou pire encore à l'asile pour femmes de petites vertu. Quittant le marché d'un pas tranquille, elle sortit le reste du pain de sa poche. Avec ce magnifique butin, elle aurait largement de quoi se payer un vrai repas et une nuit à l'auberge.