Fakhar courait vite, mais la pluie tombait si violemment qu'il était trempé avant d'avoir fait dix mètres hors de la salle du conseil. Peu lui importait : il s'était délesté de tout vêtement superflus. L'eau ruisselait sur son corps.
Le stade était bien sûr désert, mais la proximité de la forêt et le retrait du lieu par rapport au village lui faisait penser que son fils rentrerait par là. Il n'allait pas à sa rencontre, mais avait besoin de laisser s'exprimer son angoisse.
Il continua de courir autour du stade, ne pensant plus à rien. La pluie imprégnait son corps. Le roi ne raisonna plus et laissa l'exercice qu'il s'imposait, diriger ses seules pensées. Il ne courait après rien, mais ses pieds se posaient avec une régularité méthodique sur la terre qui devenait de plus en plus boueuse.
Fakhar sentait la boue éclabousser son corps, tandis que la pluie le lavait. Ces longs cheveux roux étaient imbibés de plus. La chevelure battait parfois violemment dans son dos. Ses yeux piquaient en raison de l'effort et la pluie. La peur pour son fils aussi qui étreignait son coeur.

Il s'arrêta enfin. Son tigre était assis derrière la barrière du parc d'entrainement. Amilcar était serein. Sans doute que son fils allait bien. Le roi se dirigea vers les cercles et s'empara de quelques javelots qui trainaient. Prenant beaucoup de recul, il chassa ses angoisses en se focalisant sur le cercle rouge qu'il souhaitait atteindre avec les javelots. La pluie écrasante modifiait la trajectoire et Fakhar oublia un temps ses soucis.

Quitter la forêt avait été une véritable épreuve pour le jeune homme. Trempé jusqu’aux os, il respirait avec peine tant il avait couru pour fuir la colère des esprits. Il n’était pas gêné par l’eau, car la pluie obéissait sans cesse à un rythme qu’il connaissait. Mais le tonnerre quant à lui, retentissait avec force, le faisant sursauter de surprise à chacun de ses grondements. Il se demandait si les Dieux ne cherchaient pas à le faire de la forêt au plus vite, en attisant chez lui une crainte commune à tous : la mort. Quoi qu’il en soit, c’était réussi. Ensun n’avait jamais couru aussi vite de toute sa vie. Heureux à la vue des faibles lumières qui se distinguaient à travers les troncs d’arbre, le Prince retint un cri de joie et accéléra le rythme en espérant que la tempête ne prenne pas en ampleur.

Il déboucha sur le camp d’entraînement, lieu à la fois rassurant et inquiétant, car porteur de souvenirs peu agréables et trop récents. Mais quelle ne fut pas sa surprise de découvrir devant quelques cibles cerclées de rouge, son propre père, seigneur de ces terres, chef des armées, sagesse de tout un peuple ? Angoissé tout d’abord, le Prince hésita entre contourner le parc d’entraînement et rejoindre Fakhar. A la vue des efforts que fournissait ce dernier, il fit cependant rapidement son choix. Bien qu’essoufflé, il reprit sa course pour sauter par-dessus la barrière qui le séparait de son géniteur. Il le rejoignit rapidement, puis se pencha pour reprendre son souffle. La transpiration de son corps se mêlait aux vêtements et à la pluie. La boue avait tâché son pantalon écru, peu adapté à ce genre de temps. Tout ce qu’il avait souhaité en s'habillant ainsi pour la chasse, c’était de protéger ses plaies afin que les remèdes de sa mère ne soient pas inutiles. Elle avait fait tant d’efforts pour l’aider…alors qu’il s’était montré distant et hostile. Maintenant trempé il ne ressemblait plus à rien, et les plaies, nettoyées, avaient besoin d’être traitées de nouveau. Il se demanda s’il n’allait pas se faire réprimander par sa mère à cause de son inconscience, puis mit ce petit soucis de côté. Pour l’heure, il était en compagnie d’une toute autre personne.

Le regard du jeune homme se porta sur son père. Bizarrement, il se sentait tout bizarre en sa compagnie. Serein car protégé, il se demanda ce qu’il pouvait bien faire ici par un temps pareil. Il le croyait bien plus prudent que cela, et le voir ici était une surprise. S’il n’avait pas foulé le sol de la forêt par tempête, il aurait sûrement eu le cran de le réprimander pour son manque de prudence. Les rhumes sont si courants et faciles à attraper. Posant sa main sur son bras pour qu’il lâche le javelot, Ensun aurait voulu le tirer jusqu’à la maison. Mais il ne fit rien de plus. Il se remémora sa défaite face à Morwan, la discussion avec son père, ses insultes à l’encontre de son peuple et de sa petite sœur, les soins de sa mère et ses encouragements. Il se remémora sa course folle en forêt, partie de chasse jouissive mais dangereuse, qui finalement n’avait pas porté ses fruits. Incapable de chasser un petit singe, il avait de nouveau lamentablement échoué. Peut-être devait-il tourner la page, pour redémarrer plus vite ?

- Père. C’est Mère et vous qui m’avez enseigné la prudence. Très mauvais commencement, car il n’appliquait justement pas ces règles. Alors pourquoi vous vous entrainez ici, par un temps pareil ?

Trop concentré sur ses gestes méthodiques, Fakhar avait oublié le monde qui l'entourait. La pluie orageuse était une protection, car elle obligeait à rester à l'abris. ... normalement.

- Père. C’est Mère et vous qui m’avez enseigné la prudence.Très mauvais commencement, car il n’appliquait justement pas ces règles. Alors pourquoi vous vous entrainez ici, par un temps pareil ?

Il sursauta et son javelot alla se ficher entre deux cibles. Son fils se tenait à ses côtés. Ensun était trempé comme lui, mais ... habillé ! Voilà qui était étonnant. Le roi au contraire les avait délaissés. Etrange situation.

- Un père n'a-t-il pas le droit de s'inquièter pour son fils qui part seul en forêt alors que l'orage gronde ?

Fakhar s'en voulait de prononcer de telles paroles. N'aurait-il pas pu dire seulement : "je m'inquiètais pour toi" ou "tu as raison, mais l'amour d'un père est plus fort" ? ... Non il ne le pouvait pas. C'était trop loin de son caractère.

- Tu es courageux d'être parti ainsi en forêt, mais aussi imprudent.

Il soupira, car il pensait voir une appréhension dans les yeux d'Ensun : la peur de se faire réprimander.

- Tu es adulte. Je ne vais pas te réprimander. Ta fuite, il y a quelques heures, ne m'a pas échappée, puisque je t'ai entendu et vu agir.

Il cessa de parler. Son fils saignait : une large auréole rouge s'agrandissait sur ses vêtements clairs. Le roi lâcha ses javelots et prit son fils par les épaules, inquiet, mais se retenant à temps de déchirer la tunique.

- Tu es blessé ? Rentrons !

Aux remarques de son père sur ses imprudences, Ensun ne broncha pas, mais craignit qu’il s’éternise dans les réprimandes. Il écoutait silencieusement, fronçant les sourcils par vexation, mais aussi par crainte de se voir interdire les sorties en solitaire. Sa réaction aux propos de son père était normale. Il l’avait toujours vu comme un roi plutôt que comme un père et il se le reprochait tous les jours. Impressionné par le charisme étonnant de cet homme, il se soumettait avec facilité dès l’instant où il l’avait en face de lui. Par contre, pour faire des bêtises, désobéir ou jouer les imprudents en son absence, il était le roi. On aurait pu attribuer à ce manque de discipline sa jeunesse et son besoin de liberté, après avoir maintes fois accepté son destin de futur roi, s’il venait à réussir aux épreuves qu’on lui imposerait. Hier encore il cherchait sa voie, s’attirant donc les foudres des guerriers pour qui la discipline et la rigueur sont les maîtres mots. Un élève peu attentif et absent n’est pas supportable bien longtemps. Heureusement, depuis son combat contre Morwan, le jeune Prince s’était remis en question et prenait goût à l’entraînement, bien qu’il y aille un peu fort pour son niveau actuel. Peut-être avait-il le mince espoir d’acquérir en deux ou trois mois ce qu’il n’avait pu acquérir en treize années d’entraînement ?

Le geste protecteur de son père fut ce qui le sortit de ses pensées. Il sursauta et émit un cri de surprise, réveillant chez lui les quelques courbatures que lui avaient causé sa course. Ses plaies elles, peu douloureuses grâce à la pluie, se faisaient vite oublier. Enfin, jusqu’à ce que Fakhar lui rappelle qu’elles étaient présentes, et que l’une d’entre elle saignait abondamment. Au simple fait de savoir qu’il saignait si fortement, Ensun eut pour la première fois mal, mais se cacha bien de le montrer. Sa fierté, trop grande depuis sa défaite, lui interdisait de pleurer et de se plaindre. Il y avait de quoi le soigner à la maison.

Plutôt que de s’empresser de filer en direction du domaine familial, il regarda son père dans les yeux. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau à Elissa, sur le plan physique. Le regard sévère, les longs cheveux de feu, la peau si blanche lui rappelait sa petite sœur, qu’il avait lâchement abandonné après avoir fait une crise. Mais Fakhar n’en restait pas moins un homme : il possédait des muscles travaillés, le visage carré et une virilité qui avait sûrement séduite sa mère. Il était le meilleur guerrier du village. Ensun l’enviait, car lui avait réussi sa vie. Il était roi, marié à une femme superbe, père de deux enfants qui lui menaient la vie dure mais qui l’aimaient comme personne, bien qu’ils ne lui montraient que très peu : en cause son titre de roi, et la peur des effusions de sentiments devant un peuple trop exigeant. Des gens absents et au chaud dans leurs maisons pour échapper à la tempête. Ensun ne put donc résister bien longtemps à ce qu’il avait voulu faire le jour où Taros et lui s’étaient battus, et que Fakhar avait été forcé d’intervenir pour les calmer.

Doucement, mais aussi de façon hésitante à cause de la possible mauvaise réaction de son père quant à ce geste, Ensun se blottit contre lui comme il avait eu envie de le faire depuis des années déjà. Comme un fils le ferait avec son père, son modèle dans la vie. Il n’avait rien à lui dire. Une légère envie de pleurer, mais pas de chagrin trop important pour que ce dernier soit la cause de ce geste. Il n’avait rien à lui réclamer, lui demander, ni à se faire pardonner de quoi que ce soit. Il voulait juste lui faire comprendre que tout allait bien, qu’il allait réussir malgré les soucis de ces dernières semaines.

-Ça va, cesse de t’inquiéter pour moi… Je voulais juste attraper le singe qui a causé ma chute dans le ravin, il y a deux mois. Les plaies sont justes…la cause d’un entraînement trop sérieux. Elles ont été nettoyé par maman tout à l’heure chuchota-t-il en utilisant le tutoiement sans aucune gêne.

La pluie, se faisant plus abondante encore, ne gênait plus Ensun qui parvenait à oublier les souvenirs humiliants de ce lieu, le dangereux orage désormais en voie de survoler le village, ainsi que ses responsabilités toujours trop lourdes à porter. Mais sa plaie, trop douloureuse désormais, lui arracha un gémissement de douleur que cette fois-ci il ne put contenir. Comme quoi, les effusions de sentiments n’ont pas que leurs avantages ! A cette pensée, il sourit bêtement, et un ricanement fiévreux accompagna le tout. Pourquoi rire pour si peu ?

Ensun était dans ses bras, blotti comme lorsqu'il était enfant. Tremblant légèrement à l'audace de son geste. Fakhar était désarçonné. Comment devait-il agir ? Quels mots employer ? Son instinct de père choisit pour lui : ses bras puissants se refermèrent sur Ensun, rassurant et protecteur.

-Ça va, cesse de t’inquiéter pour moi… Je voulais juste attraper le singe qui a causé ma chute dans le ravin, il y a deux mois. Les plaies sont justes…la cause d’un entraînement trop sérieux. Elles ont été nettoyées par maman tout à l’heure

- Tu es précieux pour ta mère et moi. Tu es notre seul fils, notre premier enfant. Ta valeur est inestimable, alors je m'inquiète, nous nous inquiétons.

L'émotion serrait la gorge de Fakhar qui tentait de lutter contre une trop forte effusion de sentiments.

- Je ne te demande pas de me prouver ta valeur en courant des risques et en réalisant des exploits. Tu as des qualités, beaucoup. Accepte-les. Penses-tu que je suis assez égoïste pour t'imposer d'être guerrier ? Tu es libre, Ensun. Ce que je sais, c'est que tu as des qualités, du potentiel, pour être un guerrier, un bon guerrier même. Mais il faut que tu apprennes à t'en servir.
Ce n'est pas tant la force que l'intelligence qui doit être utilisée. Tu sais ruser en t'échappant discrètement de la maison. Tu es tenace et cours chercher un singe inconnu. Tu es fier et téméraire au point de te battre contre plus fort que toi.

Le roi détacha doucement Ensun de son torse et le regarda droit dans les yeux, les mains posées sur les épaules.

- Je vais t'entrainer aux armes et au combat de manière théorique, car il faut connaître les techniques. A toi de me montrer qu'il y a plus. Je ne suis pas devenu roi en raison de mon excellence dans le domaine du combat, mais pour mon utilisation intelligente de ma force.

Fakhar déposa un baiser sur le front ruisselant de pluie et le prit d'un bras par l'épaule.

- Viens ! Il est temps de rentrer. Nous allons travailler un peu ensemble sur les lois des Naaktis ce soir.