C'était encore le matin, lorsque le père Angelo Añada se présenta sur le petit débarcadaire de la fleuve. Il était parti tôt le matin, souhaitant parcourir une grande distance ce jour-là. Sa monture semblait bien résister au voyage et sans doute pourrait-il exiger d'elle un peu plus. Lui-même s'était habitué à la chevauchée et il souffrait un peu moins.

Au bord du fleuve, il avait retrouvé les "hommes". La compagnie d'autres humains lui avait redonner courage et il se pressait pour monter à bard d'un radeau aménagé pour faire traverser le Jelith. Contrairement à la capitale, les bruits semblaient feutrés. On parlait à voix basse, on s'observait du coin de l'oeil. Parfois un rire grave s'élançait pour s'arrêter rapidement.
Le prix de la traversée coûta trois écus au prêtre : deux pour le cheval et un pour lui. Angelo regretta un instant de n'avoir pas revêtu sa soutane, car il avait pensé un instant que cela aurait réduit le coup du voyage. Il ne lui avait pas échappé en effet, qu'il avait payé pour sa personne, le double des autres passagers. Que le cheval coûte cher, soit. Mais lui réserver un traitement différent l'agaçait.
Son mécontentement l'empêcha d'apprécier le paysage et la beauté du lieu. Pourtant le missionnaire aurait pu y voir la splendeur des créations de Dieu. Et il aurait pu également constater que le temps tournait et que bientôt la pluie rendrait les chemins boueux et le voyage pénible.

Arrivé sur l'autre berge, il talonna rapidement le percheron pour mettre autant de distance que possible entre lui et cet endroit qui l'avait mal jugé, à son avis.

*Qu'ont-ils contre la richesse ? Je n'ai pas usurpé mon bien. Mon père a travaillé pour nous donner de quoi vivre et bien.*

La blessure de sa naissance au sein du famille riche et influente le faisait de nouveau souffrir. Il se sentait toujours seul parmi les autres hommes, car ils portaient un regard sur lui chargé de préjugé. Ce regard plein d'ignorance sur ce qu'il était vraiment le torturait et il ne savait comment s'en guérir.

*La faute est sans doute mienne : je n'ai pas à me montrer en noble personne, mais en prêtre humble et peu fortuné.*

Cette conclusion exacerba son mécontentement et la colère vint murmurer des tentations à son oreille. Il claqua de la langue pour reprendre le galop et se laissa bercer par la force puissante de l'animal, oubliant toutes ses sombres réflexions.